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Chroniques
Richard Wagner
Der Ring des Nibelungen | L’anneau du Nibelung
Après les directs Gaumont des deux dernières saisons (d’octobre 2010 à février 2012), puis la projection récapitulative de juin 2012, le Ring new-yorkais est accessible en coffret DVD. Si l’ensemble laisse une impression relativement positive, le détail laisse sur sa faim. Commencé par James Levine, le cycle est finalement conclu sous la battue de Fabio Luisi, très différente. Là où le premier est effervescent et passionné, le second est plus réfléchi, salutairement soigneux ; là où le second cisèle subtilement, le premier magnifie à grands brossages dramatiques. Globalement, Luisi livre des Siegfried et Götterdämmerung « léchés » mais sans souffle quand Levine signe des Walküre et Rheingold épiques et souverains mais pas toujours « propres ». Bref : la dentelle ne remplace pas l’élan et inversement.
La mise en scène high-tech de Robert Lepage fonctionne sur la surprise de la découverte ; aussi restions-nous sous le charme, après Götterdämmerung l’an passé [lire notre chronique du 11 février 2012]. Le jeu savant du dispositif de Carl Fillion, qui véhicule (voire qui est véhiculé par, même) les images de Boris Friquet, ravit adroitement l’œil dès les ondulations rhénanes du prologue, défiant avec brio les repères scénographiques. Beaucoup d’invention frappe le spectateur qui ne demande qu’à entrer dans la mythologie wagnérienne. Das Rheingold ne manque pas d’humour, d’à-propos en parfaite adéquation avec la fosse, d’intentions travaillées et même d’une direction d’acteurs certes jamais radicale mais tout de même présente. L’apparition des géants impressionne, la montée au Walhalla fascine. Cependant, le « téléphonage » des effets commence assez tôt à lasser.
Belles images et bonnes idées ne feront pas tout dans Die Walküre. Le miroitement de la lumière dans le feuillage, la course du héros poursuivi par les hommes d’Hunding, le surgissement de la maison autour du frêne sacré, tout cela fonctionne efficacement. Était-il nécessaire d’encoder si lourdement la parenté des amants fraternels ? D’autant que la chose amène des gestes maladroits, quand ce ne sont des projections illustratives largement évitables (sur le récit du « louveteau », par exemple). Par-delà ces enfonçages de clous, la croute de lave encore rouge et cendrée où déambulent Wotan et Brünnhilde contient à elle seule une grande puissance, de même que l’avalanche provoquée par la colère orgueilleuse de Wotan. Le feu et la glace couvent un seul plateau, jusqu’au baiser de l’endormissement final.
Racines, entrelacs de couleurs, grouillements d’insectes et de rats, le Vorspiel de Siegfried indique clairement les enjeux souterrains qui conduiront progressivement les dieux à leur perte. Montrer le rapt de l’enfant de Sieglinde et des fragments de Nothung par Mime n’est pas inintéressant. Le traitement de l’image se veut ici profusément aquatique, tendant l’action vers son dénouement : le retour de l’anneau fatal dans les flots. La virevolte de l’Oiseau dans les frondaisons, l’intrication d’une source dans les rochers et de la grotte embrasée de Fafner poursuit l’antagonisme feu/eau évoqué auparavant. On apprécie que le personnage de Siegfried ne soit pas conçu comme un benêt balourd, ce qui crée un vif intérêt à la production. Puis on retrouve les images marquantes de Götterdämmerung, celles d’un fort beau voyage sur le Rhin, du fidèle Grane, de l’arrogant palais des Gibischungen ou de la fontaine sanglante qui prolonge la mort du héros sacrifié. On retrouve également l’intensité de certaines scènes : la confrontation inutile entre Waltraute et l’amoureuse, l’indicible fraîcheur de l’instant passé auprès des Filles du Rhin, etc.
Belles images, donc – et puis ?...
Quoiqu’inégalement distribuées, les voix font beaucoup du plaisir goûté. Les Filles du Rhin sont équilibrées – Lisette Oropesa (Rheingold) et Erin Morley (Götterdämmerung), Jennifer Johnson, Tamara Mumford –, contrairement aux Walkyries dont on retient principalement Kelly Cae Hogan et Marjorie Elinor Dix ; de même les Nornes d’Elizabeth Bishop et d’Heidi Melton (surtout : quelle autorité !) demeurent-elles en oreilles. D’une présence scénique indiscutable, Waltraud Meier (Waltraute) n’est pas vocalement à son avantage, contrairement à Mojca Erdmann, Waldvogel divinement angélique. Au Froh vaillant et clair d’Adam Diegel répondent le robuste Donner de Dwayne Croft et le Loge légèrement instable de Richard Croft. Les phrasés caressants de Fasolt bénéficient de la saine maîtrise de Franz-Josef Selig. Quant à lui, Hans-Peter König voyage d’une « journée » à l’autre dans les rôles de Fafner, Hunding puis Hagen, sans grand impact, étrangement. À l’inverse, l’excellente Wendy Bryn Harmer captive en Freia fulgurante comme en Gutrune de feu. L’aigu pénible de Gerhard Siegel campe un Mime trop caricatural. En revanche, Eric Owens livre un Alberich amplement projeté dont les riches moyens élèvent la confrontation avec Wotan ; ses adieux et malédiction gagnent une grandeur terrible. Égale à elle-même, Patricia Bardon donne une Erda plus que convaincante.
Inviter Eva-Maria Westbroek et Jonas Kaufmann pour le couple de Die Walküre pouvait paraître gage absolu de réussite. Pourtant, leur prestation déçoit. Certes, les voix sont magnifiques, c’est indiscutable, mais l’incarnation semble de marbre. Enthousiaste et portée loin, Sieglinde ne rencontre guère d’élan dans le fort beau chant de ce Siegmund-là qui paraît non investi, sans énergie dramatique – quel comble, avec de tels instruments ! Wagnérienne avisée [lire notre critique du CD], Stephanie Blythe se révèle une somptueuse Fricka, impérative et onctueuse tout à la fois. Deborah Voigt n’est pas au mieux de sa forme dans la « première » Brünnhilde qui tremble vertigineusement et s’acidifie. Un sérieux problème de soutien est perceptible dans les derniers moments du deuxième épisode. Encore fragile dans Siegfried, le soprano déploie des moyens plus sûrs dans Götterdämmerung. En conjuguant malléabilité du timbre, souplesse de l’émission, projection franche et présence scénique évidente, le vaillant Jay Hunter Morris – auquel nous souhaitons un bel anniversaire, au passage (3 juillet) ! – signe un Siegfried généreusement musical, malgré des petites fatigues qui se traduisent de temps à autre par une brève nasalisation.
Pour finir, saluons l’immense Wotan de Bryn Terfel, toujours infiniment nuancé, particulièrement probant dans Die Walküre et sa confession faite du bout des lèvres (pur moment de musique et d’émotion), infiniment sensible dans des adieux dénués de solennité. Le rôle est profondément construit jusqu’à recourir à une expressivité qui va d’elle-même, dans une simplicité remarquable. L’évocation des Wälsungen (Siegfried) s’effectue dans une tendresse irrésistible.
BB